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ZOLA - ''L'oeuvre''


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André Durand présente 

’L’œuvre’’

(1886 

roman d’Émile ZOLA 

(350 pages) 

pour lequel on trouve un résumé 

              puis successivement l’examen de : 

             la genèse (page 7) 

             l’intérêt de l’action (page 8) 

             l’intérêt littéraire (page 8) 

             l’intérêt documentaire (page 9) 

                l’intérêt psychologique (page 13) 

             l’intérêt philosophique (page 14) 

                la destinée de l’œuvre (page 15) 

                les études de passages  (pages 15, 16, 17, 19, 20) 

          Bonne lecture !  
           

          Résumé 

          (la pagination est celle du tome IV de la Pléiade) 


          À Paris, en juillet 1862, le peintre Claude Lantier, l’un des fils de Gervaise (déjà vu dans “Le ventre de Paris”), un jour de pluie violente, trouve en bas de chez lui une jeune fille venue de Clermont et perdue dans Paris, qu’il convainc de se réfugier chez lui. Au matin, découvrant sa beauté, «la figure qu’il avait inutilement cherchée pour son tableau» (page 19), il la saisit dans un dessin alors qu’elle dort encore ; puis, à son réveil, la supplie de prendre la pose, apprend son nom : Christine, mais doit la laisser partir. 

          II 

          Le lendemain, il reçoit la visite de son ami d’enfance à Plassans, l’écrivain Pierre Sandoz, qui vient prendre la pose pour «un monsieur vêtu d’un simple veston de velours» qui figurera dans son grand tableau intitulé “Plein air” où «dans un trou de forêt [...] une femme nue était couchée» tandis qu’«au fond, deux autres petites femmes, une brune, une blonde, également nues, luttaient en riant» (page 33). Ils échangent des souvenirs du collège, de leurs escapades dans la campagne avec leur camarade, Dubuche. Mais Claude, admirateur de Delacroix et de Courbet, voulant «faire autre chose» mais reconnaissant : «Ah ! quoi? je ne sais pas au juste !» (page 45), est préoccupé par son tableau, se remet à la tâche qu’il ne peut abandonner même quand, Dubuche, qui est étudiant en architecture, étant arrivé, ils devraient aller prendre un repas. Il en vient à considérer que «c’est encore raté» (page 53). Le père Malgras, un habile marchand de tableaux, vient rôder pour obtenir à bas prix «une petite esquise, un coin de la campagne de Plassans». Claude s’acharnant sur sa toile alors qu’il est épuisé commet «un meurtre véritable, un écrasement : tout disparut dans une bouillie fangeuse.» (page 57). 

          III 

          Le jeudi suivant, devant, comme tous les jeudis, dîner chez Sandoz, il erre dans Paris en quête de camarades, passant dans un atelier d’étudiants en architecture pour qui c’est un jour de «charrette», «une nuit de gros travail» (page 60), puis chez le peintre Fagerolles qui est absent et dont le père se montre très froid, chez le sculpteur Mahoudeau qui, disant travailler à une «bacchante», se fait rabrouer par Claude : «Une bacchante ! est-ce que tu te fiches de nous ! est-ce que ça existe, une bacchante.... Une vendangeuse, hein? et une vendangeuse moderne, tonnerre de Dieu !» (page 67), son but étant «la vie ! la vie ! la sentir et la rendre sans sa réalité, l’aimer pour elle, y voir la seule beauté vraie, éternelle et changeante, ne pas voir l’idée bête de l’anoblir en la châtrant, comprendre que les prétendues laideurs ne sont que les saillies des caractères et faire vivre, et faire des hommes, la seule façon d’être Dieu !» (page 83). Survient Jory, qui est monté de Plassans à Paris pour faire de la littérature mais qui se soucie surtout de femmes. Et ils partent tous pour un grand tour dans la ville qui, de Montparnasse, les conduit au «café Baudequin» (page 75) aux Batignolles où ils effarent les bourgeois, puis les fait revenir chez Sandoz pour le joyeux repas qui se poursuit jusque dans la nuit. Vient leur rendre visite le grand peintre Bongrand qui avait, avec sa “Noce au village”, «apporté une formule nouvelle» (page 87). Claude sort avec lui à quatre heures du matin, pressé de retrouver son tableau «comme on retourne chez une femme adorée, le coeur battant à grands coups». (page 89). 

          IV 

          «Six semaines plus tard», alors qu’il travaille à «son grand tableau» «en artiste combattu et obstiné» (page 89), il reçoit la visite impromptue de Christine à qui il déplaît de voir que «cette fille nue avait son visage» (page 92), qui est «blessée par l’emportement de la peinture, si rude, qu’elle s’en trouvait violentée, la chair meurtrie» (page 93). Aussi s’enfuit-elle, pour revenir cependant et de plus en plus régulièrement. Elle lui raconte alors sa triste enfance à Clermont auprès d’un père infirme et d’une mère cloîtrée ; après leur mort, son passage dans un couvent car elle voulait devenir religieuse ; sa vie chez sa patronne, madame Vanzade, dans son hôtel de Passy. Puis elle en vient à mettre de l’ordre dans l’atelier. Enfin, ils sortent ensemble dans l’île Saint-Louis puis plus loin, admirant le paysage de la Seine, des ponts et des quais. Un jour, ils sont vus par les amis de Claude ; un autre, ils sont surpris par la visite impromptue de Jory et d’une femme prête à se déshabiller sur le champ pour poser alors que Christine, confuse, est cachée derrière un paravent. Mais elle en vient à «éprouver de l’intérêt pour ces toiles abominables», «s’attendrissant de cette rage de travail, de ce don absolu de tout un être» (page 109). Mais, alors qu’expire le délai pour l’envoi au Salon, Claude ne parvient pas à terminer la femme nue de son tableau. Christine, qui a compris son tourment, pose de nouveau pour le visage ; puis le peintre se débattant avec différents modèles pour rendre le corps, elle accepte de se mettre nue : «Jamais la chair de la femme ne l’avait grisé de la sorte, son coeur battait comme devant une nudité religieuse. […] Pendant les trois heures, elle ne remua pas, elle ne souffla pas, faisant le don de sa pudeur, sans un frisson, sans une gêne.» Et ils sont saisis d’«une tristesse infinie, inconsciente et innommée […] comme s’ils venaient  de gâter leur existence, de toucher le fond de la misère humaine.» (page 115) 


          Le 15 mai, Claude se rend, avec Sandoz, au Salon des Refusés que l’empereur a ordonné de faire tenir à côté du Salon officiel au Palais de l’Industrie. Lui, qui était «d’une crédulité et d’une sensibilité de femme, au milieu de ses rudesses révolutionnaires, s’attendant toujours au martyre, et toujours saignant, toujours stupéfait d’être repoussé et raillé» (page 120), entend d’abord, devant d’autres tableaux, des «ignorants qui jugent de la peinture, exprimant la somme d’âneries, de réflexions saugrenues, de ricanements stupides et mauvais, que la vue d’une oeuvre originale peut tirer à l’imbécillité bourgeoise» (page 128), et constate amèrement que c’est devant “Plein air”, dont il reconnaît bien les défauts, qu’est suscitée l’hilarité la plus bête et la plus méchante. Mais, «dans le désastre de ses illusions, dans la douleur vive de son orgueil, un souffle de courage, une bouffée de santé et d’enfance, lui vinrent de toute cette peinture si gaiement brave, montant à l’assaut de l’antique routine, avec une passion si désordonnée. Il en était consolé et raffermi, sans remords, sans contrition, poussé au contraire à heurter le public davantage.» (page 130). Cependant, ses camarades et lui se jettent encore dans «un flot montant de théories, une griserie d’opinions extrêmes», en proie à «toute la passion de l’art dont brûlait leur jeunesse» (page 135), et Claude en vient à accepter l’appellation «école du plein air» (page 136). Retourné chez lui, il y trouve Christine qui, étant allée au Salon, a été offusquée : «c’était sur sa nudité que crachaient les gens» ; mais, bientôt, elle «ne songeait qu’à lui, bouleversée par l’idée du chagrin qu’il devait avoir» (page 140) et elle lui avoue son amour. 

          VI 

          Le lendemain, étant allés à Bennecourt, petit village au bord de la Seine, ils se voient proposer une maison, et, comme, de retour à Paris, ils ont du mal à se retrouver ensemble, qu’elle est lasse de sa vie chez sa patronne, ils décident de l’acheter : il «aspirait à ce grand repos de la bonne nature ; et il aurait là-bas le vrai plein air, il travaillerait dans l’herbe jusqu’au cou, il rapporterait des chefs-d’œuvre.» (page 145). Mais ils se livrent plutôt à «des flâneries sans fin» (page 146), canotent sur la Seine, jardinent. Il ne fait que «quelques tentatives de travail» (page 147) car «aujourd’hui, Christine seule existait», et «s’évanouissaient ses volontés d’artiste» (page 147). Or elle est enceinte et donne naissance à un garçon. «Claude se remit un peu à peindre» (page 153), passant des paysages à Christine et à l’enfant, Jacques. Un jour, il tombe sur Dubuche, l’architecte qui se rend dans la magnifique demeure du père Margaillan, un ancien maçon qui s’est enrichi en devenant entrepreneur en bâtiment. De ce fait, un autre jour survient Sandoz qui l’incite à épouser Christine ; il va lui-même se marier, travaille dans un journal en attendant de se consacrer à une grande œuvre où il veut «étudier l’homme tel qu’il est, non plus leur pantin métaphysique, mais l’homme physiologique, déterminé par le milieu, agissant sous le jeu de tous ses organes» (page 161), faire naître «la littérature qui va germer pour le prochain siècle de science et de démocratie» (page 162) : «Je vais prendre une famille et j’en étudierai les membres, un par un, d’où ils viennent, où ils vont, comment ils réagissent les uns sur les autres […] je mettrai mes bonshommes dans une période historique déterminée, ce qui me donnera le milieu et les circonstances» (page 162). Christine, constatant que Claude s’ennuie, qu’il tombe «dans des tristesses noires» (page 163), qu’il se soucie à nouveau de ses amis, se gaussant de ce que Dubuche épouse la fille de Margaillan, qu’il sent que «Paris l’appelait à l’horizon […] Il y entendait le grand effort des camarades, il y rentrait pour qu’on ne triomphât pas sans lui, pour redevenir le chef», que pourtant «il s’obstinait à refuser d’y aller, par une contradiction involontaire qui montait du fond de ses entrailles», le contraint à partir alors qu’«elle serait volontiers restée !» (page 168). 

          VII 

          De retour à Paris, Claude retrouve ses amis : Mahoudeau et Chaîne qui végètent et ne se parlent même plus ; Jory, le journaliste toujours aussi obsédé des femmes et qui l’emmène chez Irma Bécot, courtisane qui a fait fortune ; le vieux maître Bongrand qui a encore besoin des encouragements de ses cadets et refuse de vendre la toile sur laquelle il travaille au nouveau marchand de tableaux en vogue, Naudet. Surtout, il se rend au dîner qu’offre Sandoz le jeudi dans sa nouvelle maison où il vit avec sa femme, Henriette, et sa mère. Autour du romancier «aussi entêté dans ses habitudes de cœur que dans ses habitudes de travail» (page 193), les autres ont changé, surtout Fagerolles qui jouit d’un succès dû à l’affadissement de sa peinture. Aussi souhaitent-ils que Claude, «avec ses dons de grand peintre, sa poigne solide», devienne le chef de l’école du plein air ; et il se dit : «Quelle place à prendre ! dompter la foule, ouvrir un siècle, créer un art !» (page 197) 

          VIII 

          Claude, installé avec Christine et le petit Jacques rue de Douai, est animé d’«un enthousiasme et une ambition à désirer tout voir, tout faire, tout conquérir.» (page 203), a la tête pleine de projets. Mais, trois années de suite, s’obstinant à «peindre sur nature» (page 204), il voit ses toiles refusées au Salon : «une fillette et un voyou en loques, qui dévoraient des pommes volées» sur un fond de neige (page 204) ; «un bout du square des Batignolles en mai» (page 205) ; «un coin de la place du Carrousel, à une heure, lorsque l’astre tape» (page 206). Il ne renonce cependant pas, fasciné par le «perpétuel mirage qui fouette le courage des damnés de l’art» (page 207). Christine le soutient, véritable mère pour «son grand enfant d’artiste» (page 208), au détriment du petit Jacques. Au hasard d’une promenade en fin d’après-midi, Claude découvre, «derrière la coupole de l’Institut, un coucher éblouissant tel qu’ils n’en avaient pas eu de plus beau, une descente au milieu de petits nuages, qui se changèrent en un treillis de pourpre dont toutes les mailles lâchaient des flots d’or.» (pages 211-212). Et il est désormais obsédé par cette vision, en proie au «travail sourd d’une germination» (page 214). Mais la misère contraint Christine à engager sa robe de soie au Mont-de-Piété. Ému, Claude a l’idée de l’épouser. Mais, juste avant le mariage, étant allé chercher un de leurs témoins, Mahoudeau, il assiste à la chute d’une grande «Baigneuse» que le sculpteur, trop pauvre, n’avait pu armer de fer ; aussi, au cours du repas de noces, n’est-il question que de cette catastrophe. Et, au retour à l’atelier, Claude s’absorbant encore dans ses croquis, devenant «une vraie brute, quand il était au travail» (page 229), Christine se sent envahie d’«une tristesse croissante, une grande douleur muette» (page 227) et, entre eux, «cette formalité du mariage semblait avoir tué l’amour» (page 230).  

          IX 

          Claude fait d’ «un ancien séchoir de teinturier» son atelier et, dans «sa fièvre de travail et d’espoir», ne vit plus que pour son tableau, une toile «longue de huit mètres, haute de cinq» (page 230). Mais il a alors besoin de retourner au pont des Saints-Pères pour s’assurer d’avoir fait le bon choix de l’heure pour sa vision de la Cité, y passant ses journées, se passionnant pour le port Saint-Nicolas. Puis il commence sa grande œuvre, sortant «une ébauche magistrale, une de ces ébauches où le génie flambe, dans le chaos encore mal débrouillé des tons» (page 233). Mais il ne fait ensuite que la «gâter» : «C’était sa continuelle histoire, il se dépensait d’un coup, en un élan magnifique ; puis, il n’arrivait pas à faire sortir le reste, il ne savait pas finir.» (page 234). Il revient alors «à de petites choses» retournant au port Saint-Nicolas, mais son tableau est refusé par le jury et il le brûle. «Une autre année se passa pour Claude à des besognes vagues. […] Au fond la conscience tenace de son génie lui laissait un espoir indestructible, même pendant les plus longues crises d’abattement.» (page 235). Il reprend son grand tableau qui étonne Sandoz : au milieu de la Seine une grande barque porte trois baigneuses dont l’une est nue, «d’une nudité si éclatante, qu’elle rayonnait comme un soleil.» (page 235). Le romancier, qui est le seul de ses anciens amis qui lui soit resté fidèle, se demande : «Comment un peintre moderne, qui se piquait de ne peindre que des réalités, pouvait-il abâtardir une œuvre en y introduisant des imaginations pareilles?» (page 236).

          Mais Christine et lui constatent alors qu’en quatre années «sur les vingt mille francs, il en restait à peine trois mille» (page 237). Ils quittent alors leur logement pour habiter dans l’atelier avec le petit Jacques qui, «malgré ses neuf ans sonnés, ne poussait guère vite» (page 237). Christine travaille avec Claude, et, soucieuse de le reconquérir, plutôt que de le voir prendre un onéreux modèle, elle pose pour lui, acceptant cependant avec réticence le rôle de «mannequin vivant» (page 240) car, jalouse, elle constate qu’il n’aime plus que la femme qu’il peint, qu’il cesse de lui parler. Mais «après quelques semaines d’heureux travail, tout s’était gâté, il ne pouvait se sortir de sa grande figure de femme» et «une année, deux années s’écoulèrent, sans que le tableau aboutît, presque terminé parfois, et le lendemain gratté, entièrement à reprendre» : «Il se brisait à cette besogne impossible de faire tenir toute la nature sur une toile.» Il est victime d’un «détraquement héréditaire» qui «au lieu de faire un grand homme, allait faire un fou». (page 245). Il en vient à crever sa toile, à se livrer à «des travaux de commerce» (page 249) car maintenant il ne reste plus du tout d’argent, à vagabonder pour, au passage, céder à une fantaisie d’Irma Bécot.

          Mais, un jour, il retrouve «la femme couchée de ‘’Plein air’’» (page 252), et il reprend ses pinceaux, faisant remarquer à Christine : «Ton corps a été bigrement bien» (page 254), et lui assénant : «Ah ! vois-tu, quand on veut poser, il ne faut pas avoir d’enfant.» (page 255). Sandoz, fidèle à sa «fraternité d’artiste», est venu un jour que Jacques est malade. Contemplant le tableau, il s’étonne qu’il doive partir pour le Salon. Il ressent «un attendrissement douloureux» devant «cette faillite du génie» (page 257), cet « avortement superbe » (page 259). Il fait part de ses propres doutes de créateur sur l’utilité de ce pénible travail pour la postérité. Et, à l’issue de cette conversation, Claude renonce à envoyer son tableau.

          Le lendemain, Jacques est mort. Claude en fait une étude, et décide : «Je vais envoyer ça au Salon.» (page 267)


          Fagerolles, qui lui fait visiter son «petit hôtel» (page 268), preuve de sa réussite, et qui est candidat au jury, promet de faire recevoir son tableau à Claude qui feint d’abord de se désintéresser de l’affaire, mais participe au vote : feront partie du jury, présidé par Mazel, «le dernier rempart de la convention élégante et beurrée» (page 274), Fagerolles et Bongrand. Mais ‘’L’enfant mort’’ est mal accueilli : «Et les jeunes blaguaient la grosse tête, un singe crevé d’avoir avalé une courge, évidemment ; et les vieux, effarés, reculaient.» tandis que Claude est considéré comme «un fou qui s’entêtait depuis quinze ans, un orgueilleux qui posait pour le génie, qui avait parlé de démolir le Salon, sans jamais y envoyer une toile possible !» (page 278). Il est donc d’abord refusé pour être cependant repêché lors de «la révision générale» (page 279).

          Le vernissage est couru par le Tout-Paris qui fête Fagerolles dont le tableau, ‘’Déjeuner’’, est une pâle imitation de ‘’Plein air’’ où il a déployé «cette forfanterie d’audace […] qui bousculait juste assez la foule, pour la faire se pâmerUne tempête dans un pot de crème.» (page 286). Celui de Bongrand, ‘’L’enterrement au village’’, prouvait «la virilité de son déclin» (page 288), mais était «un retour inconscient, fatal, au romantisme tourmenté dont il était parti» (page 289) que le marchand Naudet méprise, lui qui n’est intéressé qu’à satisfaire ses clients américains. Claude, brûlé d’une véritable fièvre, a du mal à trouver sa toile qui, si petite, a été placée très haut, «éclatait férocement, dans une grimace douloureuse de monstre.» (page 293), n’était pas même regardée et, quand elle l’était, ne recevait que des commentaires horrifiés. Sandoz, le rejoignant, se souvient «des toiles immenses rêvées, des projets à faire éclater le Louvre ; c’était une lutte incessante, un travail de dix heures par jour, un don entier de son être. Et puis, quoi? après vingt années de cette passion, aboutir à ça, à cette pauvre chose sinistre, toute petite, inaperçue, d’une navrante mélancolie dans son isolement de pestiférée !» (pages 295-296). Mais il console son ami, lui assure que, grâce à lui, le Salon est «ensoleillé, d’une gaieté de printemps.» (page 296), que, bientôt «la grande nature entrerait, car la brèche était large, l’assaut avait emporté la routine, dans cette gaie bataille de témérité et de jeunesse.» (page 297). Claude ne peut dominer « son tourment de précurseur qui sème l’idée sans récolter la gloire » (page 297) tandis que «c’était Fagerolles, là-haut, que l’haleine géante de Paris acclamait» (page 300), ce qui ne l’empêche pas d’être repris de «cette sorte d’humilité invincible» devant «le maître inavoué de sa jeunesse» «dont le muet dédain suffisait en ce moment à gâter son triomphe.»(page 301). Jory est là aussi, «heureux de vivre dans la joie égoïste de se sentir gras et victorieux, en face de ce pauvre diable vaincu.» (page 302). Et survient Irma Bécot «dans son éclat truqué de courtisane fauve» mais qui salue «ce misérable mal vêtu, laid et méprisé» d’un «Sans rancune» plein de sous-entendus. (page 304). Quant à Mahoudeau, il a pu finalement exposer sa «Baigneuse debout, mais rapetissée» (page 305).

          Le soir, Christine trouve Claude devant une fenêtre, «tellement penché» (page 307) qu’elle craint qu’il n’ait voulu se jeter par la fenêtre. 

          XI 

          «Dès le lendemain, Claude s’était remis au travail», «toutes ses heures disponibles étant de nouveau consacrées à sa grande toile» (page 308). Sandoz, qui a «deviné en lui une cassure irréparable», cédant à la demande de Christine qui voulait l’arracher à son travail, l’emmène en des promenades. Ils découvrent ainsi Chaîne qui tient un stand forain où trônent ses trois tableaux qui sont ses chefs-d’œuvre, et qui «lâchait la partie, parce qu’elle ne nourrissait pas son homme» (page 311). Sandoz l’amène aussi à Bennecourt chez Dubuche qui se morfond à la Richaudière, ayant, aux yeux de son beau-père, échoué dans ses projets d’architecte : «un désastre, une faillite lamentable, la banqueroute de l’École devant un maçon !» (page 313), et consacrant tous ses soins à ses deux enfants malingres. Et, dans cette localité, «il ne restait rien de lui, rien de Christine, rien de leur grand amour de jeunesse. […] Il l’avait bien senti qu’il n’aurait point dû revenir, car le passé n’était que le cimetière de nos illusions, on s’y brisait les pieds contre des tombes.» (page 319). «Cette campagne ingrate, ce Bennecourt tant chéri et oublieux, dans lequel ils n’avaient pas rencontré une pierre qui eût conservé leur souvenir, ébranlait en lui tous ses espoirs d’immortalité.» (page 320). «Et dire que nous le savons, et que notre orgueil s’acharne !» conclut Sandoz. Une autre fois, ils tombent sur Gagnière qui, lui, ne s’intéresse plus qu’à la musique.

          Sandoz, qui venait de publier un nouveau roman de cette série qui était «le grand travail de sa vie», qui soulevait une certaine «rumeur de succès» (page 324), convaincu que certains critiques n’accepteraient jamais sa «formule littéraire», ses «bonshommes physiologiques évoluant sous l’influence des milieux», organise «un de ses dîners du jeudi» (page 322). Y viennent Jory et Mathilde, qu’il a épousée, le journaliste prétendant n’être pour rien dans «un article paru le matin même dans sa revue, qui maltraitait le roman» (page 326), Gagnière, Mahoudeau. Dubuche et Fagerolles se sont excusés, et la décadence de celui-ci fait que ses anciens amis «se soulagèrent en paroles mauvaises, se réjouirent de la débâcle qui consternait le monde des jeunes maîtres.» (page 328). Claude, quant à lui, est venu avec Christine mais demeure lointain, «les yeux larges et perdus, fixés là-bas, au loin dans le vide, sur quelque chose qui semblait l’appeler.» (page 324). Mais il surprend des propos où Mahoudeau et Gagnière attribuent leur échec au fait qu’ils sont associés à lui, «ce grand peintre raté, cet impuissant incapable de mettre une figure debout, malgré son orgueil.» (page 333) qui, pour Jory, est «un grand toqué ridicule, qu’on enfermera un de ces quatre matins». Sandoz voit s’évanouir «sa chimère d’éternelle amitié» (page 334) «qui lui avait fait mettre le bonheur dans quelques amitiés choisies dès l’enfance, puis goûtées jusqu’à l’extrême vieillesse.» (page 337).

          Au retour chez eux, Claude, «à minuit passé», prétend à Christine avoir à faire une «course» (page 338). Elle le suit alors qu’il descend vers la Seine, le voit en contemplation devant l’île de la Cité, «ce cœur de Paris dont il emportait l’obsession partout» (page 339), le sent traversé par «la pensée terrible» de «la douceur de mourir» (page 340) à laquelle il ne cède pas. 

          XII 

          Cette nuit-là, dans leur lit où il imposait «volontaire abstinence, chasteté théorique, où il devait aboutir pour donner à la peinture toute sa virilité», Christine ayant «la sensation d’un vide» (page 341) s’éveille, et découvre Claude travaillant à son grand tableau, repris par «sa rage impuissante de création» alors que «plus il s’y acharnait, et plus l’incohérence augmentait» (page 342). Mais, cette fois, il retouche «la Femme nue», peignant «le ventre et les cuisses en visionnaire affolé, que le tourment du vrai jetait à l’exaltation de l’irréel ; et ces cuisses se doraient en colonnes de tabernacle, ce ventre devenait un astre, éclatant de jaune et de rouge purs» (page 343). Aussi se révolte-t-elle contre «l’assassine, qui a empoisonné [sa] vie», qui est sa vraie femme (page 344). Elle l’implore : «Si tu ne peux être un grand peintre, la vie nous reste, ah ! la vie, la vie…[…] N’est-ce pas trop bête de n’être que deux, de vieillir déjà, et de nous torturer, de ne pas savoir nous faire du bonheur?», vitupère «l’art, le Tout-puissant, le Dieu farouche qui nous foudroie et que tu honores» (page 345), lui reproche de «brûler pour des images, serrer dans ses bras le vide d’une illusion !» «Le désir l’exaltait, c’était un outrage que cette abstinence.» (page 346). Claude, comme réveillé, en vient à s’étonner d’avoir peint «cette idole d’une religion inconnue» (page 347) qui «le liait de ses membres, de ses bras nus, de ses jambes nues.» (page 348), dans «une prise de possession, où elle semblait vouloir le faire sien.» (page 349). Ils se livrent alors à l’amour avec une rage qu’ils n’avaient jamais connue. Mais, au matin, se réveillant de nouveau seule, elle le retrouve dans l’atelier, «pendu à la grande échelle, en face de son œuvre manquée» (page 352).

          Christine, «ramassée mourante» (page 353), victime d’une fièvre cérébrale, étant à l’hôpital, Sandoz s’occupe de l’office funèbre à l’église Saint-Pierre de Montmartre auquel seuls se présentent Bongrand et Mahoudeau et deux vagues parents de Claude. L’enterrement au cimetière de Saint-Ouen est dominé par les rugissements de trains. Pour Sandoz, Claude a été «ravagé par cette lésion trop forte du génie», «victime d’une époque» qui «a trempé jusqu’au ventre dans le romantisme» (page 357), n’a pas été capable de faire triompher «cette notation nouvelle de la lumière, cette passion du vrai poussée jusqu’à l’analyse scientifique » (page 359), alors qu’on est impatient de voir s’imposer «la conquête et l’explication de tout […] la science ne nous a pas encore donné, en cent ans, la certitude absolue, le bonheur parfait» (page 360). Et il se reproche de «se résigner à l’à peu près» de sentir ses «bouquins» «incomplets et mensongers» (page 363), tandis que Claude «a été logique et brave. Il a avoué son impuissance et il s’est tué.» (page 363). 
           

          Analyse  

          Genèse 

          Depuis son intervention, en 1866, en faveur de la peinture de Manet, Zola avait eu l’idée d’écrire un roman sur les milieux de la peinture. Dans ses premiers projets de 1868 pour les futurs “Rougon-Macquart”, il prévoyait «un roman qui aurait pour cadre le monde artistique, qui aurait été un tableau de la fièvre d’art de l’époque», qui aurait dégagé le type du peintre maudit, le héros, Claude Dulac, étant «un autre enfant du milieu ouvrier». Pour préparer son roman, conformément à son habitude, il consulta ses amis (l'architecte Jourdain, le peintre Guillemet), lut des ouvrages techniques, utilisa surtout ses souvenirs de critique d'art mêlé à la naissance de l'impressionnisme et de sa relation avec Cézanne.

          Se plaçant dans la lignée du “Chef-d’oeuvre inconnu” de Balzac (1832), de “Manette Salomon” des Goncourt (1867) et de sa propre nouvelle “Madame Sourdis” (1880), il pensa successivement à plusieurs titres : “Le travail”, “L’ébauche”, “L’oeuvre d’art”, “Le chef-d’oeuvre”, “Les couches du siècle”, “Créer”, “Le vrai”, “Fin de siècle”, “L’impossible”.  

          Intérêt de l’action 

          Sujet : ‘’L’œuvre’’ est d’abord le roman du peintre. Mais c’est aussi le roman de l’artiste quel que soit son art, de l’artiste maudit, Zola s'inscrivant en créant Claude Lantier dans une tradition illustrée par Balzac (“Le chef-d'oeuvre inconnu”), Nerval, Baudelaire, Verlaine, Van Gogh. Dans l'’’Ébauche’’, il écrivit : «Avec Claude Lantier, je veux peindre la lutte de l'artiste contre la nature, l'effort de la création dans l'oeuvre d'art, effort de sang et de larmes pour donner sa chair, faire de la vie : toujours en bataille avec le vrai et toujours vaincu, la lutte contre l'ange. En un mot, j'y raconterai ma vie entière de production, ce perpétuel accouchement si douloureux ; mais je grandirai le sujet par le drame, par Claude qui ne se contente jamais, qui s'exaspère de ne pouvoir accoucher son génie et qui se tue à la fin devant son oeuvre irréalisée.» Aussi le roman est-il autobiographique, non seulement par la figure de Sandoz qui s’oppose à celle de Claude. Dans une lettre à Céard, Zola confessa : «C'est un roman où mes souvenirs et mon coeur ont débordé.» Il n'avait jamais mis autant de lui-même que dans “L'oeuvre” qui est bien une confession aussi douloureuse qu'authentique. 

          Déroulement : Le roman est divisé en douze chapitres. Les chapitres I  à V sont marqués par les espoirs, l'idéal de Claude, phase euphorique qui se termine avec l'échec de “Plein air “ au Salon des Refusés. Le chapitre VI est la parenthèse de la retraite à Bennecourt. Les chapitres VII, VIII, IX, X couvrent dix années de lutte avec des alternances d'espoir, d'enthousiasme, de découragement, de déceptions, d'échecs. Les deux derniers chapitres décrivent la descente aux enfers de Claude de plus en plus isolé, enfermé dans son monde, proche de la folie, qui aboutit au suicide.

          ‘’L'œuvre’’ présente le contraste de deux artistes partis en même temps dont l'un rencontre le succès, Sandoz, et dont l'autre symbolise l'échec, Claude. 

          Chronologie : Elle est linéaire si on excepte le retour en arrière du chapitre II consacré à l'enfance de Claude et de Pierre à Plassans. Mais aucune date n’est indiquée. Le seul événement historique évoqué est la création par l'empereur Napoléon III du Salon des Refusés en 1863. Par déduction, on peut déterminer que l’action commence  en juillet 1862. Par la suite, le roman est rythmé par les trois jeudis chez Sandoz (chapitres III-VII- XI) et par les Salons qui sont annuels, en particulier le Salon officiel de 1876. Mais il est assez difficile de suivre l'écoulement des années. Un autre repère est donné par l'âge de Jacques. Né en février 1864, il décède à douze ans, donc en 1876. Par conséquent le roman se déroule sur une période assez longue de quatorze ans et Claude se suicide en 1876, à l'âge de trente-six ans. 

          Zola utilisa le symbolisme assez simple des saisons. Le roman commence en été sous le signe de l'orage, pour le coup de foudre de l'amour de Claude et de Christine. L'installation à Bennecourt dans le nid d'amour a lieu au printemps. Le déménagement pour Paris intervient en automne, et le même paysage de Bennecourt traduit alors l'ennui, les désillusions de Claude. Le roman se termine, au cimetière, dans «la bise aigre de novembre». 

          Point de vue : Zola a adopté la technique du narrateur omniscient qui, parfois, annonce la suite des événements. 

          Intérêt littéraire 

          Le roman est marqué par de magnifiques descriptions où Zola lui-même se fait peintre. Se détachent en particulier la beauté et la puissance des pages (100-105) qui sont consacrées à la description de Paris : «Notre-Dame, colossale et accroupie entre ses arcs-boutants, pareils à des pattes au repos, dominée par la double tête de ses tours, au-dessus de sa longue échine de monstre» (page 101) 

          Intérêt documentaire 

          Le roman offre un tableau de Paris où l'action se déroule essentiellement. Claude (comme de nombreux peintres impressionnistes et comme Zola) est «un artiste flâneur amoureux de Paris». Les paysages urbains privilégiés et de nombreuses fois décrits dans le roman sont les quais de la Seine, l'île de la Cité, l'île Saint-Louis et la butte Montmartre. 

          Le chapitre II évoque l'enfance et la jeunesse de Pierre Sandoz, de Claude Lantier et de Dubuche, les trois amis inséparables, qui s’est passée en Provence, à Plassans. C’est en réalité Aix- en-Provence

          ‘’L'œuvre’’ est surtout une enquête sur le monde des arts. Zola consacrant chaque tome des ‘’Rougon-Macquart’’ à l'étude d'un milieu, consacra celui-ci au milieu artistique entre 1860 et 1880. Pour ce faire, il s'est servi de ses souvenirs personnels parce qu'il a été à la fois l'acteur et le témoin privilégié de cette révolution artistique mais il a aussi réuni dans ses carnets d'enquête une documentation abondante, surtout sur les techniques de la peinture et de la sculpture.

          Il s’intéressa au travail de l'artiste. À plusieurs reprises, il décrit Claude au travail dans son atelier ou sur le motif. Zola a l'expérience des séances de pose car il a servi de modèle à ses amis peintres (voir son portrait par Manet).

          Il est allé en repérage sur les lieux privilégiés par les peintres de cette époque : les bords de Seine à Bennecourt (auxquels Cézanne, Daubigny, Monet, ont consacré plusieurs toiles), Paris, l'île Saint-Louis, les quais de la Seine, la butte Montmartre (voir les nombreuses descriptions de Paris qui sont autant de tableaux impressionnistes).

          Il décrivit les Salons qui, chaque année, constituent le temps fort de la saison artistique. Zola leur a consacré deux chapitres, le chapitre V qui est consacré au Salon des Refusés créé par les peintres contestataires non admis au Salon officiel décrit au chapitre X. Il y excella à saisir les ambiances, les réactions négatives ou enthousiastes du public, à traduire les tendances nouvelles, à mesurer l'évolution des mentalités.

          Au Salon des Refusés de 1863, est accroché le tableau ‘’Plein air’’ : «C'était comme une fenêtre brusquement ouverte dans la vieille cuisine au bitume, dans les jus recuits de la tradition, et le soleil entrait et les murs riaient de cette matinée de printemps ! La note claire de son tableau, ce bleuissement dont on se moquait, éclatait parmi les autres. N'était-ce pas l'aube attendue, un jour nouveau qui se levait pour l'art?»

          En 1876, au Salon officiel, Fagerolles présente avec succès ‘’Un déjeuner’’, qui est simple plagiat du tableau de Claude. Les mêmes qui avaient hué celui-ci saluent avec enthousiasme le tableau de Fagerolles : «Deux grosses dames, la bouche ouverte bâillaient d'aise [...] Il y avait des émerveillements béats, étonnés, profonds, gais, austères, des sourires inconscients, des airs mourants de tête. Alors Claude s'oublia, stupide devant ce triomphe

          Le monde des artistes est divisé sur la conception de l'art par une véritable querelle des Anciens et des Modernes. Les Anciens s'arcboutent sur la tradition, la mythologie à la façon de la Vénus de Cabanel préférée à l'Olympia de Manet. «Des cadres d'or pleins d'ombre se succédaient, des choses gourmées et noires, des nudités d'atelier, toute la défroque classique, l'histoire, le genre, le paysage, trempés ensemble dans le même cambouis de la convention.» Claude et ses amis au contraire veulent révolutionner l'art et l'adapter à leur époque : «Maintenant il faut autre chose [...] il faut peut-être le plein air, une peinture claire et jeune, notre peinture à nous, la peinture que nos yeux d'aujourd'hui doivent faire et regarder.» Ce faisant, ils inventent l'impressionnisme.

          De plus, il faut compter avec les rivalités et les jalousies personnelles, les succès parfois immérités des uns, les échecs parfois injustes des autres, les plagiats. Cela donne lieu parfois à des tractations sordides comme lorsque Fagerolles fait admettre Claude au Salon par charité.

          Zola fait découvrir aussi le marché de l'art car c’est à cette époque qu’il devint spéculatif, et le vieux Malgras, amateur éclairé, est évincé par Naudet, le spéculateur qui investit dans l'art non pour l'esthétique mais pour la plus-value espérée : «Il ne s'agissait plus du vieux jeu, de la redingote crasseuse et du goût si fin du père Malgras. Non, le fameux Naudet [était] un spéculateur, un boursier qui se moquait radicalement de la peinture. Il apportait l'unique flair du succès, il devinait l'artiste à lancer, celui dont le talent menteur allait faire prime sur le marché bourgeois.» 

          On peut donc se demander si ‘’L’œuvre’’ est un roman à clés, s’il n’y a pas un peintre réel qui se cache sous Claude. Zola a emprunté des traits ou des épisodes isolés à la carrière de plusieurs de ses amis peintres.

          Celui auquel on pense d’emblée est Paul Cézanne qui a passé son enfance à Aix-en-Provence avec son ami, Zola. De façon semblable, Claude a passé son enfance à Plassans où il était lié d'amitié avec Sandoz. Comme Cézanne et Zola, Claude connaît des années difficiles à Paris au début de sa carrière. Les premières toiles de Cézanne furent, elles aussi, refusées au Salon. Il n’a été reçu au Salon officiel qu’en 1882. Or Zola a porté des jugements sur l'oeuvre de Cézanne qui se sont faits plus sévères au fil des années. En 1877 : «Les toiles si fortes de ce peintre peuvent faire sourire les bourgeois, elles n'en indiquent pas moins les éléments d'un très grand peintre. Le jour où Paul Cézanne se possédera tout entier, il produira des oeuvres tout à fait supérieures.» En 1880 : «M. Cézanne, un tempérament de grand peintre qui se débat encore dans ses recherches de facture.» En 1896 : il distingua «les parties géniales d'un grand peintre avorté». Aussi Cézanne, à la lecture de “L'oeuvre”, s'est-il reconnu dans le personnage de Claude et n'a-t-il pas apprécié d'être décrit comme un génie avorté, un peintre impuissant. La publication du livre a terni une amitié de quarante ans entre Zola et Cézanne.

          Mais le tableau “Plein air” de Claude dont voici la description : «C'était une toile de cinq mètres sur trois... dans un trou de forêt, aux murs épais de verdure, tombait une ondée de soleil ; seule, à gauche, une allée sombre s'enfonçait avec une tache de lumière, très loin. Là sur l'herbe, au milieu des végétations de juin, une femme nue était couchée, un bras sous la tête, enflant la gorge ; et elle souriait, sans regard, les paupières closes, dans la pluie d'or qui la baignait. Au fond, deux autres petites femmes, une brune, une blonde, également nues luttaient en riant, détachaient, parmi les verts des feuilles, deux adorables notes de chair. Et, comme au premier plan, le peintre avait eu besoin d'une opposition noire, il s'était bonnement satisfait, en y asseyant un monsieur, vêtu d'un simple veston de velours...» (page 33) fait songer à celui d’Édouard Manet, “Le déjeuner sur l'herbe” qui fut montré au Salon des Refusés de 1863, et fit un scandale à celui que provoque la toile de Claude. Pour l’évocation qu’il en fait, Zola s’est servi de ses propres souvenirs, ayant probablement visité le Salon des Refusés en compagnie de Cézanne : «On ne comprenait pas, on trouvait cela insensé... voilà la dame a trop chaud, tandis que le monsieur a mis sa veste de velours de peur d'un rhume... les chairs sont bleues, les arbres sont bleus, pour sûr qu'il l'a passé au bleu, son tableau ! Ceux qui ne riaient pas entraient en fureur : ce bleuissement, cette notation nouvelle de la lumière semblaient une insulte [...]  “Plein air”, ce fut autour de lui une reprise formidable des cris, des huées... plein air, oh ! oui plein air, le ventre à l'air, tout en l'air, tra la laire ! Cela tournait au scandale [...] la foule grossissant exprimant toute la somme d'âneries, de réflexions saugrenues, de ricanements stupides et mauvais que la vue d'une oeuvre originale peut tirer à l'imbécillité bourgeoise.» (pages127-128). Si Zola l’amplifia dans de grandes proportions en accentuant le burlesque, il ne trahit pas la réalité de l’accueil qui fut fait au ‘’Déjeuner sur l’herbe’’. Le premier motif du tollé fut ces femmes nues auprès d’hommes en jaquettes. On raconte que l’impératrice, en passant devant le tableau, détourna les yeux. On ne tolérait les nymphes dévêtues en peinture que dans les toiles à sujets mythologiques ou allégoriques. Ici, la jaquette, la cravate, la canne et les chaussures de marche des compagnons de ces deux charmantes créatures dissipaient toute équivoque sur la liberté de moeurs qui présidait aux divertissements du quatuor. La facture n’était pas moins audacieuse. Sur une construction classique, se détachait un rendu authentique des chairs, mates, légèrement bronzées comme dans la réalité ; et, surtout, des notes éclatantes de couleurs : les bleus lumineux, les indigos, les jaunes clairs, l’association des noirs et des gris détachés à l’emporte-pièce pour valoir l’un par l’autre, dans la transparence verte de la lumière verte des feuilles, sans rien qui en atténuât la complexe harmonie. La peinture moderne naissait de cette désinvolture.

          Les tableaux de Manet et de quelques autres ont encore suscité, aux Salons de 1865 et de 1866, que Zola a également vus et commentés, les mêmes réactions qu’en 1863. Les comptes rendus satiriques et les caricatures de la petite presse exprimainent eux aussi, à leur manière, l’incompréhension du public, avec des plaisanteries identiques à celles que suscite ici “Plein air”. 

          Zola a dit de Manet, qui a fait son portrait et l'illustration de “Nana”, qu’il était «le coeur le plus net, celui qui a montré la personnalité la plus fine et la plus originale

          Le romancier s’est inspiré aussi de Claude Monet qui, comme Claude Lantier, fit des recherches sur les variations de la lumière, peignant des séries : “La cathédrale de Rouen”, “Les meules” et, plus tard, “Les nymphéas”, qui souffrit et persista dans un labeur forcené. La dernière toile de Claude peut faire penser aux “Déchargeurs de charbon” de Monet. Ont apporté d’autres éléments d’autres peintres de l’école d'Argenteuil : Pissaro (pour Zola, «un des trois ou quatre peintres de ce temps»), Fantin-Latour (Zola est présent dans sa toile “Un atelier aux Batignolles”), Bazille, mais aussi Jonkind, Renoir, Gustave Moreau (qui aurait inspiré, dans la dernière toile symboliste de Claude, «la troisième [femme], toute nue, à la proue, d'une nudité si éclatante qu'elle rayonnait comme un soleil.»)

          Ces éléments, Zola les a concentrés artificiellement pour créer une destinée définie depuis longtemps comme tragique, en conformité avec l’intention générale de la série des ‘’Rougon-Macquart’’. Ainsi, Claude est un personnage composite inspiré par des peintres réels, mais qui demeure un personnage de fiction. 

          Avec Claude, Zola fit le portrait d'un de ces artistes maudits dont les exemples sont nombreux (Baudelaire, Nerval, Verlaine, Van Gogh) et dont le talent n'a été reconnu qu'après leur mort. 

          Le roman suit aussi l’évolution du romancier Pierre Sandoz, meilleur ami de Claude Lantier. Elle est directement calquée sur celle même de Zola. Il lui prêta ses traits, sa vie et ses idées. D'après le portrait de Zola à vingt-deux ans peint par Cézanne, et la description physique de Sandoz : «un garçon de vingt-deux ans très brun à la tête ronde et volontaire, au nez carré, aux yeux doux dans un masque énergique, entouré d'un collier de barbe naissante», on remarque une grande ressemblance physique entre eux.

          De plus, leur vie sont pratiquement semblables. Ils sont tous deux originaires de Provence, Zola vient exactement d’Aix-en-Provence, alors que Sandoz vient de Plassans (ville imaginaire que Zola situe en Provence et qui ressemble beaucoup à Aix). Ils partagent des souvenirs d'enfance, de leur fièvre de littérature et d'art, de leur romantisme d’alors : «Et nos tendresses, en ce temps-là, étaient avant tout les poètes [...] nous avions des livres dans nos poches [...] Victor Hugo régna sur nous [...] un de nous apporta un volume de Musset.» - «Sandoz avait toujours dans sa poche le livre d'un poète.»  Leur père est décédé dans leur jeunesse (Sandoz fut le fils d'un réfugié espagnol qui était à la tête d'une papeterie), laissant leur pauvre mère dans une situation financière très difficile  : «Le père de Sandoz [...] était mort [...] laissant à sa veuve une situation si compliquée.» La vie fut difficile avec sa mère à Paris où il fut employé à la mairie du Ve arrondissementeur mère souffrit d'une paralysie lente : «La mère de Sandoz [...] souffrant d'une paralysie lente», puis ne pouvant subvenir à leurs besoins, ils sont, avec leur mère, montés à Paris afin d’y trouver du travail  : «Elle s'était réfugiée avec son fils, qui la soutenait d'un maigre emploi», ce que fit également Zola. Ensuite, Sandoz démissionna de son maigre emploi pour entrer dans le journalisme, tout comme Zola : «Il s'était lancé dans le journalisme. Il y gagnait plus largement sa vie [...] Le journalisme n'est qu'un terrain de combat.» (chapitre VI). À la suite de cette augmentation de salaire, Zola quitta la rive gauche, comme Sandoz : «Il venait d'installer sa mère dans une petite maison des Batignolles». La description de la maison de Sandoz est celle, très exacte, de son petit pavillon rue de la Condamine. Il donna au chien de Sandoz le nom de son propre chien qu'il eut en 1870 : Bertrand. La mère de Zola mourut en octobre 1880, et celle de Sandoz en 1875 à l'automne également. Puis il entra dans la carrière littéraire, mettant la même ardeur au travail que Zola dont la devise était «Nulla dies sine linea» («Pas un jour sans une ligne»). La dernière phrase du roman, prononcée par Sandoz, est «Allons travailler.» Il a, comme Zola, la volonté de renouveler la littérature : «Lui aussi se désespérait d'être né au confluent de Balzac et de Hugo». Zola fit même de Sandoz le porte-parole de son naturalisme : lui-même percevait la vie comme «un mécanisme et une somme d'énergies, tandis que la matière s'emplit d'un souffle vital. Le résultat est un panthéisme général fondé sur une prise en considération des forces de la vie et du mouvement», son personnage l'exprime ainsi : «Ah, que ce serait beau, si l'on donnait son existence entière à une oeuvre, où l'on tâcherait de mettre les choses, les bêtes, les hommes, l'arche immense [...] bien sûr, c'est à la science que doivent s'adresser les romanciers, elle est l'unique source possible.» Son projet de romancier est celui même de Zola : «Ah ! que ce serait beau si l'on donnait son existence entière à son oeuvre, où l'on tâcherait de mettre les choses, les bêtes, les hommes, l'arche immense [...] le grand tout, sans haut ni bas, ni sale, ni propre. Bien sûr, c'est à la science que doivent s'adresser les reomanciers et les poètes.» Il veut «étudier l'homme tel qu'il est non plus le pantin métaphysique mais l'homme physiologique déterminé par le milieu.  Il affirme : «La philosophie n'y est plus, la science n'y est plus, nous sommes des positivistes, des évolutionnistes.» Son oeuvre sera, elle aussi, une saga en plusieurs romans : «Je vais prendre une famille, et j'en étudierai les membres, un à un, d'où ils viennent, où ils vont [...] D'autre part, je mettrai mes bonshommes dans une période historique déterminée ce qui me donnera le milieu et les circonstances [...] une série de bouquins, quinze, vingt bouquins...» (chapitre VI), ce qui définit évidemment ‘’Les Rougon-Macquart’’. Et, de même que, pour chacun de ses ouvrages, Zola se livra à une enquête préparatoire, «Sandoz avait des notes à chercher pour son roman». Comme Zola, il ne craint pas «les audaces de langage», a la conviction que «tout doit se dire, qu'il y a des mots abominables comme des fers rouges, qu'une langue s'est enrichie de ces bains de force et surtout l'acte sexuel. Qu'on se fâchât, il l'admettait aisément mais il aurait voulu qu'on lui fît l'honneur de comprendre et de se fâcher pour ses audaces non pour les saletés imbéciles qu'on lui prêtait.» Il connut bien des inquiétudes : «Si tu savais ! si je te disais dans quels désespoirs, au milieu de quels tourments ! moi que l'imperfection de mon oeuvre poursuit jusque dans le sommeil ! moi qui ne relis jamais mes pages de la veille de crainte de les trouver si exécrables que je ne puisse trouver ensuite la force de travailler.» (chapitre VII) - «Eh bien moi, je m'accouche avec les fers [...] mon Dieu, que d'heures terribles dès le jour où je commence un roman ! [...] le travail a pris mon existence, peu à peu il m'a volé ma mère, ma femme, tout ce que j'aime....» (chapitre IX). La publication de son premier roman fut l’occasion d’«un égorgement, un massacre, toute la critique hurlant à ses trousses...» (chapitre VII). Mais une des théories de Zola était que les créateurs rencontrent au début de leur carrière une forte résistance ; il prétendait que c'était une règle absolue, sans exception ; Sandoz la formule ainsi : «L’'insulte est saine, c'est une mâle école que l'impopularité, rien ne vaut, pour vous entretenir en souplesse et en force, la huée des imbéciles.» Mais vinrent enfin les succès : «L'écrivain venait de publier un nouveau roman [...] il se faisait enfin autour de ce dernier, cette rumeur du succès qui consacre un homme...»  (chapitre XI).

          La ressemblance de Zola et de Sandoz tient aussi à la présence dans “L’oeuvre” de deux personnages qui représentent des amis d’enfance : Claude Lantier, qui rappelle Paul Cézanne, et Dubuche, qui rappelle Baille. Après l'échec de “Plein air”, Claude «s'enfuit» à Bennecourt, localité sur les bords de la Seine, facilement accessible en chemin de fer, où Zola fit lui-même plusieurs séjours en 1866 avec Cézanne, où il loua une maison et où il revint tous les ans jusqu’en 1871 (et où il retourna peut-être pour la préparation de ‘’L’œuvre’’) et qui est proche d'Argenteuil, de Vernon, de Giverny, lieux fréquentés par de nombreux peintres impressionnistes en particulier de Claude Monet.

          Zola avait bien prévu mettre dans “L'oeuvre” : «Ma jeunesse au collège et dans les champs. Baille, Cézanne. Tous les souvenirs de collège : camarades, professeurs, quarantaine, amitiés à trois. Dehors, chasses, baignades, promenades, lectures, familles des amis. À Paris, nouveaux amis. Arrivée de Baille et de Cézanne. Nos réunions du jeudi. Paris à conquérir, promenades. Les musées.» 

          On peut s'étonner que le roman ne fasse aucune allusion aux événements historiques qui ont eu lieu en 1870 : la guerre franco-prussienne, la Commune. Zola semble répondre à cette objection par cette remarque à propos des artistes : «Cela n'allait point sans un immense mépris de ce qui n'était pas leur art, le mépris de la fortune, le mépris du monde, le mépris de la politique surtout.» 
           
           
           
           

          Intérêt psychologique 

          L’oeuvre“ est le roman le plus autobiographique de Zola qui s’y est peint surtout à travers Sandoz mais aussi à travers Claude. 

          Zola fit de Sandoz un parfait ami qui soutient constamment Claude et qui reçoit le jeudi ses amis artistes comme lui-même le faisait dans sa propriété de Médan. Ses déménagements successifs montrent son ascension sociale et son embourgeoisement. D’abord, en juillet 1862, dans son  petit logement du quatrième rue d'Enfer qui se composait d'une salle à manger, d'une chambre à coucher et d'une étroite cuisine, il reçut Claude, Mahoudeau, Fagerolles, Gagnière, Jory, Dubuche. Puis, en novembre 1866, aux Batignolles, rue Nollet, dans un petit pavillon égayé déjà d'un commencement de bien-être et de luxe, il y avait, avec sa femme, Henriette, Claude, Jory, Gagnière, Mahoudeau, Dubuche, Fagerolles. Enfin, en novembre 1876, dans son appartement de la rue de Londres où ils ont de vieux meubles, de vieilles tapisseries, des bibelots, des lampes de vieux Delft, signes de son embourgeoisement après les premiers succès littéraires, où il reçoit en jaquette, tandis qu’Henriette porte une robe de satin noire, sont présents Claude et Christine, Jory et Mathilde, Mahoudeau, Gagnière ; Fagerolles s’est excusé ; Dubuche est absent (à cause de la maladie de sa fille) : on constate la présence des femmes, le lâchage de certains. Le menu ne montre aucun raffinement, mais Zola lui a donné son goût pour la bonne chère. L’atmosphère est à la gaieté, à la fraternité, à l’enthousiasme, aux espoirs. Ils sont heureux d’être amis, de vivre de la même idée, de marcher au feu ensemble. Cependant, Claude sent quelque chose se rompre, éprouve un malaise : «Il les sentait changés [...] Aujourd'hui la bataille commençait ; la fissure était là, la fente à peine visible qui avait fêlé les vieilles amitiés jurées.» Puis, sous les coups de l'évolution différente de chacun, des réussites et des échecs, des rivalités, des jalousies, des trahisons, du heurt entre le réalisme et l'idéal, c’est la débandade : «C'était le sauve-qui-peut, les derniers liens qui se rompaient dans la stupeur de se voir tout d'un coup étrangers, la vie les avait débandés [...] Ah ! la bande lamentable, quel bilan à pleurer après cette banqueroute du coeur.»  

          Par contraste avec Sandoz, Claude est un artiste à la personnalité fragile, au tempéraments exacerbé. C’est qu’il est le fils de Gervaise et de Lantier, les alcooliques qu’on voit dans “L'assommoir”, le frère d'Étienne qu’on voit dans “Germinal” et de Jacques, l'assassin qu’on voit dans “La bête humaine”, le demi-frère de Nana, la prostituée. Fils de Gervaise, il « gardait seulement au coeur la plaie secrète de la déchéance de sa mère que des hommes mangeaient ou poussaient au ruisseau. » Il est marqué par son hérédité sur laquelle Zola insiste lourdement pour expliquer son comportement qui fait de lui un génie névrosé : « Il s'affolait davantage en s'irritant de cet inconnu héréditaire qui parfois lui rendait la création heureuse et parfois l'abêtissait de stérilité.» - « Sans doute il souffrait dans sa chair, ravagé par cette lésion trop forte du génie, trois grammes en plus ou trois grammes en moins, comme il disait, lorsqu'il accusait ses parents de l'avoir si drôlement bâti. » - «Le déséquilibre des nerfs dont il souffrait, le détraquement héréditaire qui pour quelques grammes de substance en plus ou en moins, au lieu de faire un grand homme allait faire un fou.» Du fait de cette hérédité, son fils Jacques sera hydrocéphale.

          Son tempérament est sans cesse écartelé entre le spleen et l'idéal. Sa sensibilité est exacerbée : « De cette fièvre chaude, il était tombé dans un abominable désespoir, une semaine d'impuissance et de doute, toute une semaine de torture.... » Il connaît des accès de violence, lacèrent des toiles : « Quand la toile lui revint, il prit un couteau et la fendit » - « Le poing avait tapé en plein dans la gorge de l'autre, un trou béant se creusait là. Enfin, elle était donc tuée ! »

          Il est un artiste et, selon Zola, l'artiste constitue un être à part au même titre que le prêtre, la prostituée et l'assassin. Il est le vrai artiste pour qui l'art est une religion à laquelle il a tout sacrifié : « Quand il s'agit de cette sacrée peinture, j'égorgerais père et mère. » Perfectionniste, sa recherche du chef-d'oeuvre l'empêche de terminer ses toiles : « Il ne savait pas finir ; son impuissance recommença. » La mort de son enfant lui fournit le sujet de son tableau, ‘’L'enfant mort’’, qui traduit son désespoir, son obsession de la mort. Le rétrécissement du cadre révèle son impression d'étouffer.

          Il ne voit dans ses modèles que la représentation de la Beauté ; si, pour les besoins de son art, il fréquente des modèles aux moeurs assez libres (Irma Bécot), dans la vie privée, il est très chaste et timide avec les femmes. Cependant, s’il est reconnu par ses pairs, il demeure incompris du public auquel il lance : « Ris donc, ris donc grande bête jusqu'à ce que tu tombes à nos genoux. »  et lui-même puisqu’il a déclaré : «Avec Claude, je veux peindre la lutte de l'artiste contre la nature, l'effort de la création dans l'oeuvre d'art, effort de sang et de larmes pour donner sa chair, faire de la vie. En un mot, j'y montrerai ma vie intime de production, ce perpétuel accouchement si douloureux...» Il est «le précurseur qui sème l'idée sans récolter la gloire.» Sandoz essaie de le réconforter : «Regarde, tu devrais être fier, car c'est toi le véritable triomphateur du salon cette année. Il n'y a pas que Fagerolles qui te pille, tous maintenant t'imitent, tu les as révolutionnés depuis ton “Plein air” dont ils ont tant ri....Regarde ! en voilà encore un de Plein air, en voilà un autre, et ici et là-bas, tous, tous !... l'art de demain sera le tien, tu les as tous faits. » Mais Claude rétorque : « Qu'est-ce que ça me fout de les avoir faits, si je ne me suis pas fait moi-même. »

          Est-il un génie ou un fou? À cause de son tempérament, ses amis qui, au début le considéraient comme leur maître, finissent par le lâcher, le considérant « un fou qui s'entêtait depuis quinze ans, un orgueilleux qui posait pour le génie, un raté, un impuissant, un incapable, un grand toqué ridicule qu'on enfermera un de ces quatre matins. » Sa peinture traduit son drame personnel. Sa première toile, ‘’Plein air’’, est une grande toile qui traduit son enthousiasme, son appétit de vivre. Il devient ainsi le novateur génial de l'école de ‘’Plein air’’. Il se livre à des recherches sur les couleurs, sur la lumière.

          Quinze ans ans plus tard, copié par Fagerolles dont le tableau est applaudi par le public, il connaît le « tourment du précurseur qui sème l'idée sans récolter la gloire ». Doué d’une lucidité prémonitoire : « Je préfère peindre et en mourir. » - « Oui, ce devait être cela le détraquement héréditaire qui au lieu de faire un grand homme allait faire un fou. », il va de la folie au suicide.

          Son échec est double : à la fois sur le plan artistique et dans sa vie privée. L’artiste « ne savait pas finir », souffrait d’une « impuissance » chronique, son perfectionnisme l'empêchant de se satisfaire : il vise à chaque fois la perfection du chef-d'oeuvre jusqu'au moment où, dans un accès de colère et de découragement, il se met à lacérer sa toile. Son échec se lit aussi dans la déchéance matérielle, l'existence misérable dans son atelier de la butte Montmartre, son impossibilité à communiquer y compris avec Christine et le suicide final : « Claude s'était pendu à la grande échelle, en face de son oeuvre manquée [...] la Femme rayonnait avec son éclat symbolique d'idole, la peinture triomphait, seule immortelle et debout. » 

          Christine est « la sensuelle pudique, si ardente à l’amour, les lèvres gonflées de cris, et si discrète ensuite, si muette sur ces choses, ne voulant pas en causer, détournant la tête avec des sourires confus. Mais le désir l’exaltait, c’était un outrage que cette abstinence. » (page 346). Mais elle accepte de poser nue pour Claude qui est désespéré de ne pouvoir terminer la femme de son tableau. C’est qu’elle l’aime jusqu’à se sacrifier. Mais, si elle garde longtemps une gentillesse complaisante, une résignation un peu falote, à la fin, elle laisse éclater son exaspération, se rebelle. 

          On peut considérer comme un personnage le tableau, avec lequel l’artiste est uni comme avec une femme (et qui rend jalouse Christine), qui le fait souffrir car il voudrait atteindre la perfection, qui le domine jusqu'à le pousser au suicide. 

          Intérêt philosophique 

          Le roman est une apologie du travail dont la vertu est affirmée dans la dernière parole du roman, prononcée par Sandoz après l'enterrement de Claude : «Allons travailler».

          Le roman s’interroge sur la création artistique qui est vue comme une mystérieuse alchimie entre la vie et l'imagination. Pour Zola est véritablement artiste celui qui renouvelle notre regard sur le monde. Il a avec son oeuvre des relations véritablement charnelles.

          L’oeuvre d'art, couronnée par le chef-d'oeuvre, symbolise une certaine victoire de l'être humain sur le temps et la mort. Si l'artiste est mortel, l'oeuvre est immortelle.

          Mais est montré le danger du rêve : il coupe de la réalité ; il ne peut que conduire à la désillusion, voire à la mort, ceux qui s'y laissent aller, comme Claude Lantier, qui préfère à sa femme bien réelle la figure du tableau qu’il peint.

          Et ‘’L'œuvre’’, roman de l'échec, impose une vision pessimiste. Certes, Sandoz réussit, mais il a sacrifié sa vie pour «accoucher son oeuvre avec les fers» ; Fagerolles obtient la célébrité, mais il a trahi l'idéal de sa jeunesse ; Dubuche a le courage et la lucidité d'avouer : «J’ai raté ma vie» comme l’ont fait Mahoudeau, Chaine et, surtout Claude.  

          Destinée de l’oeuvre 

          L'oeuvre” fut le quatorzième volume de la série des “Rougon-Macquart”. Ce fut le roman de la maturité de Zola qui avait quarante-six ans, qui s'accorda un coup d'oeil rétrospectif sur sa carrière et put se dire que l'« œuvre » était faite, constituée par la succession de ses romans.

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          Analyse du passage

          allant de «”Maintenant, il faut autre chose…» à «faire éclater le Louvre !"»

          (pages 45-47, chapitre II) 

          Claude Lantier travaille à son tableau, “Plein air”. Pour lui économiser les frais d'un modèle, son ami, Pierre Sandoz, accepte de poser pour lui. Pendant les longues heures de pose, les deux amis échangent leurs espoirs, leurs projets artistiques, s'enflamment dans leur désir commun de révolutionner l'art de leur temps :

          «”Maintenant, il faut autre chose… Ah ! quoi ? je ne sais pas au juste ! Si je savais et si je pouvais, je serais très fort. Oui, il n'y aurait plus que moi… Mais ce que je sens, c'est que le grand décor romantique de Delacroix craque et s'effondre ; et c'est encore que la peinture noire de Courbet empoisonne déjà le renfermé, le moisi de l'atelier où le soleil n'entre jamais… Comprends-tu, il faut peut-être le soleil, il faut le plein air, une peinture claire et jeune, les choses et les êtres tels qu'ils se comportent dans la vraie lumière, enfin je ne puis pas dire, moi ! notre peinture à nous, la peinture que nos yeux d'aujourd'hui doivent faire et regarder.”

          Sa voix s'éteignit de nouveau, il bégayait, n'arrivait pas à formuler la sourde éclosion d'avenir qui montait en lui. Un grand silence tomba, pendant qu'il achevait d'ébaucher le veston de velours, frémissant.

          Sandoz l'avait écouté, sans lâcher la pose. Et, le dos tourné, comme s'il eût parlé au mur, dans un rêve, il dit alors à son tour : "Non, non, on ne sait pas, il faudrait savoir… Moi, chaque fois qu'un professeur a voulu m'imposer une vérité, j'ai eu une révolte de défiance, en songeant : "Il se trompe ou il me trompe." Leurs idées m'exaspèrent, il me semble que la vérité est plus large… Ah ! que ce serait beau, si l'on tâchait de mettre les choses, les bêtes, les hommes, l'arche immense ! Et pas dans l'ordre des manuels de philosophie, selon la hiérarchie imbécile dont notre orgueil se berce ; mais en pleine coulée de la vie universelle, un monde où nous ne serions qu'un accident, où le chien qui passe, et jusqu'à la pierre des chemins, nous compléteraient, nous expliqueraient ; enfin, le grand tout, sans haut ni bas, ni sale ni propre, tel qu'il fonctionne… Bien sûr, c'est à la science que doivent s'adresser les romanciers et les poètes, elle est aujourd'hui l'unique source possible. Mais, voilà ! que lui prendre comment marcher avec elle? Tout de suite je sens que je patauge… Ah ! si je savais, si je savais, quelle série de bouquins je lancerais à la tête de la foule !"

          Il se tut, lui aussi. L'hiver précédent, il avait publié son premier livre, une suite d'esquisses aimables, rapportées de Plassans, parmi lesquelles quelques notes plus rudes indiquaient seules le révolté, le passionné de vérité et de puissance.Et, depuis, il tâtonnait, il s'interrogeait dans le tourment des idées confuses encore qui battaient son crâne. D'abord, épris de besognes géantes, il avait eu le projet d'une genèse de l'univers, en trois phases : la création, rétablie d'après la science ; l'histoire de l'humanité, arrivant à son heure jouer son rôle, dans la chaîne des êtres ; l'avenir, les êtres se succédant toujours, achevant de créer le monde par le travail sans fin de la vie. Mais il s'était refroidi devant les hypothèses trop hasardées de cette troisième phase ; et il cherchait un cadre plus resserré, plus humain, où il ferait tenir pourtant sa vaste ambition.

          "Ah ! tout voir et tout peindre ! reprit Claude, après un long intervalle. Avec des lieues de murailles à couvrir, décorer les gares, les halles, les mairies, tout ce qu'on bâtira, quand les architectes ne seront plus des crétins ! Et il ne faudra que des muscles et une tête solides, car ce ne sont pas les sujets qui manqueront....Hein? la vie telle qu'elle passe dans les rues, la vie des pauvres et des riches, aux marchés, aux courses, sur les boulevards, au fond des ruelles populeuses ; et tous les métiers en branle ; et toutes les passions remises debout, sous le plein jour ; et les paysans, et les bêtes, et les campagnes !...On verra, on verra, si je suis pas une brute ! Oui ! toute la vie moderne ! Des fresques hautes comme le Panthéon ! Une sacrée suite de toiles à faire éclater le Louvre !"» 

          On distingue trois voix dans le texte : celle du narrateur omniscient qui intervient surtout lorsqu'il résume le début de carrière de Sandoz, qui joue le rôle du commentateur, de la voix off au cinéma ou des didascalies au théâtre : «il bégayaitn'arrivait pas à formuler… » - « un grand silence tomba...» ; celles des deux amis qui ne dialoguent pas vraiment (en témoigne l'attitude de Pierre : «le dos tourné, comme s'il eût parlé à un mur») mais font de longues tirades pour exprimer à voix haute leurs «rêves» (mot qui revient à deux occasions) qui se rejoignent. Ils révèlent un mélange d'enthousiasme (vocabulaire : «exaltation», «envolée», «passion», «passionné» ; points d’exclamation ; style anaphorique et lyrique), d’ambition (vocabulaire hyperbolique : «fresques géantes», «vaste ambition»,  «tout voir, tout peindre») et d'incertitude (la difficulté à accoucher de l'avenir : «la sourde éclosion de l'avenir» ; les hésitations : points de suspension, silence, bégaiement, «il tâtonnait» - «idées confuses encore» - «n'arrivait pas à formuler» ; les interrogations : «quoi?» - «comment?» ; l’emploi des conditionnels : «il faudrait savoir» - «que ce serait beau...» - «si je savais, si je pouvais» ; la restriction : «peut-être»).

          Pour cette révolution artistique, peinture et littérature doivent marcher du même pas. Les deux créateurs condamnent la tradition, les modèles du passé, le romantisme (Delacroix), le réalisme de Courbet («la peinture noire»). Ils revendiquent la modernité («aujourd'hui, maintenant, toute la vie moderne, les gares, les halles, la science»), la création et non l'imitation («autre chose» - «faire éclater le Louvre»). Ils annoncent de nouveaux courants : en peinture, l’impressionnisme («il faut le plein air, une peinture claire et jeune») ; en littérature, le naturalisme («le grand tout, sans haut ni bas, ni sale ni propre» ; «quelle série de bouquins je lancerais !»

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          Analyse du passage

          allant de «Saisi, immobile de joie » à «le fond de la misère humaine

          (page 115, chapitre IV) 

          Malgré sa pudeur, Christine accepte de poser nue pour Claude qui est désespéré de ne pouvoir terminer la femme de son tableau, “Plein air”. Il avait déjà peint la tête de Christine la nuit de leur première rencontre. 

          «Saisi, immobile de joie, lui la regarda se dévêtir. Il la retrouvait. La vision rapide, tant de fois évoquée, redevenait vivante. C'était cette enfance, grêle encore, mais si souple, d'une jeunesse si fraîche ; et il s'étonnait de nouveau ; où cachait-elle cette gorge épanouie, qu'on ne soupçonnait point sous la robe? Il ne parla pas non plus, il se mit à peindre dans le silence recueilli qui s'était fait. Durant trois longues heures, il se rua au travail, d'un effort si viril qu'il acheva d'un coup une ébauche superbe du corps entier. Jamais le corps de la femme ne l'avait grisé de la sorte, son coeur battait comme devant une nudité religieuse. Il ne s'approchait point, il restait surpris de la transfiguration du visage, dont les mâchoires un peu massives et sensuelles s'étaient noyées sous l'apaisement tendre du front et des joues. Pendant trois heures, elle ne remua pas, elle ne souffla pas, faisant le don de sa pudeur, sans un frisson, sans une gêne.Tous deux sentaient que, s'ils disaient une seule phrase, une grande honte leur viendrait. Seulement, de temps à autre, elle ouvrait ses yeux clairs, les fixait sur un point vague de l'espace, restait ainsi un instant sans qu'il pût rien y lire de ses pensées, puis les refermait, retombait dans son néant de beau marbre, avec le sourire mystérieux et figé de la pose.

          Claude, d'un geste, dit qu'il avait fini ; et, redevenu gauche, il bouscula une chaise pour tourner le dos plus vite ; tandis que, très rouge, Christine quittait le divan. En hâte, elle se rhabilla, dans un grelottement brusque, prise d'un tel émoi, qu'elle s'agrafait de travers, tirant ses manches, remontant son col, pour ne plus laisser un seul coin de sa peau nue. Et elle était enfouie au fond de sa pelisse, que, lui, le nez toujours contre le mur, ne se décidait pas à risquer un regard. Pourtant il revint vers elle, ils se contemplèrent, hésitants, étranglés d'une émotion qui les empêcha encore de parler. Était-ce donc de la tristesse, une tristesse infinie, inconsciente et innommée? car leurs paupières se gonflèrent de larmes, comme s'ils venaient de gâter leur existence, de toucher le fond de la misère humaine.» 

          Le premier paragraphe est consacré au peintre et à son modèle, le second,  à l’amour naissant. Les deux scènes sont muettes : aucune parole n’est échangée entre Christine et Claude. 

          I - Le peintre et son modèle : Le contraste est frappant entre l'agitation créatrice de Claude et l'immobilité de Christine qui pose. Pour lui, on lit : il «se rua au travail» - «grisé» - «son coeur battait» - «joie». Pour elle, on lit : «elle ne remua pas, elle ne souffla pas» - «fixa un point vague de l'espace» - «néant de beau marbre» - «sourire mystérieux et figé de la pose».

          Cette scène initiale est symbolique des relations futures entre Christine et Claude. Elle n'existe que dans le regard du peintre qui la considérera toujours comme un sujet à peindre. Elle sera statufiée. Mais l'art dévore la vie. La situation est ambiguë : l’homme est habillé, la femme est nue. On en perçoit la sensualité : «se dévêtir», «gorge épanouie». Mais, malgré sa pudeur, Christine n’est pas troublée («sans un frisson, sans une gêne» car Claude travaille dans «un silence recueilli» - elle a une «nudité religieuse». Ce vocabulaire montre que, pour Claude, l'art est une religion et qu’il ne voit dans ses modèles que la représentation de la Beauté.

          II - L’amour naissant : Les deux personnages passent du monde de l'art à la vie réelle. Ils redeviennent deux jeunes gens timides et pudiques. D’où le trouble, la gêne, la maladresse ; chez Claude («gauche» - «bouscula une chaise») ; chez Christine («rouge» - «grelottant» - «émoi» - «s'agrafait de travers») ; tous les deux sont «hésitants», «étranglés d'émotion». Ils se font l’aveu de leur amour : «ils se contemplèrent» - «émotion qui les empêcha de parler» - «il la baisa au front». Le paradoxe de Claude, c’est que, pour les besoins de son art, il fréquente des modèles aux moeurs assez libres (Irma Bécot), mais que, dans la vie privée, il est très chaste et timide avec les femmes. Mais cet amour naît sous le signe du malheur : ils ont de mauvais pressentiments («tristesse infinie inconsciente» - «comme s'ils venaient de gâter leur existence, de toucher le fond de la misère humaine») ; le narrateur omniscient anticipe sur les malheurs futurs du couple. Il faut rappeler que les deux jeunes gens s'étaient rencontrés sous le signe de l'orage.

          Plus tard (pages 239-244 ; pages 254-255), Christine vieillie pose à nouveau pour Claude et subit ses commentaires acerbes sur sa beauté envolée.

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          Analyse du passage

          allant de ”Nom de Dieu ! » à « dans une contemplation navrée

          (pages 224-225, chapitre VIII) 

          Le jour de son mariage, Claude rend visite au sculpteur Mahoudeau au moment où il démoule la statue qu'il doit présenter au Salon. Celle-ci s'écroule au grand désespoir de l'artiste. 

          «”Nom de Dieu ! ça se casse, elle se fout par terre !"

          En dégelant, la terre avait rompu le bois trop faible de l'armature. Il y eut un craquement, on entendit des os se fendre. Et lui, du même geste d'amour dont il s'enfiévrait à la caresser de loin, ouvrit les deux bras, au risque d'être tué sous elle. Une seconde, elle oscilla, puis s'abattit d'un coup, sur la face, coupée aux chevilles, laissant ses pieds collés à la planche.

          Claude s'était élancé pour le retenir.

          "Bougre ! Tu vas te faire écraser !"

          Mais tremblant de la voir s'achever sur le sol, Mahoudeau restait le mains tendues. Et elle sembla lui tomber au cou, il la reçut dans son étreinte, serra les bras sur cette grande nudité vierge qui s'animait comme sous le premier éveil de la chair. Il y entra, la gorge amoureuse s'aplatit contre son épaule, les cuisses vinrent battre les siennes tandis que la tête, détachée, roulait par terre. La secousse fut si rude qu'il se trouva emporté, culbuté jusqu'au mur ; et, sans lâcher ce tronçon de femme, il demeura étourdi, gisant près d'elle.

          "Ah ! bougre", répétait furieusement Claude qui le croyait mort. Péniblement Mahoudeau s'agenouilla et il éclata en gros sanglots. Dans sa chute, il s'était seulement meurtri le visage. Du sang coulait d'une de ses joues, se mêlant à ses larmes.

          "Chienne de misère, va ! Si ce n'est pas à se ficher à l'eau que de ne pouvoir seulement acheter deux tringles !... Et la voilà ! la voilà !..."

          Ses sanglots redoublaient, une lamentation d'agonie, une douleur hurlante d'amant devant le cadavre mutilé de ses tendresses. De ses mains égarées, il en touchait les membres, épars autour de lui, la tête, le torse, les bras qui s'étaient rompus ; mais surtout la gorge défoncée, ce sein aplati, comme opéré d'un mal affreux, le suffoquait, le faisait revenir toujours là, sondant la plaie, cherchant la fente par laquelle la vie s'en était allée ; et ses larmes sanglantes ruisselaient, tachaient de rouge les blessures.

          "Aide-moi donc,bégaya-t-il, on ne peut pas la laisser comme ça."

          L'émotion avait gagné Claude et ses yeux se mouillaient eux aussi, dans sa fraternité d'artiste. Il s'empressa mais le sculpteur, après avoir réclamé son aide, voulait être seul à ramasser ces débris, comme s'il eût craint pour eux la brutalité de tout autre. Lentement, il se traînait à genoux, prenait les morceaux un à un, les couchait, les rapprochait sur une planche. Bientôt la figure fut de nouveau entière, pareille à une de ces suicidées d'amour qui se sont fracassées du haut d'un monument et qu'on recolle, comiques et lamentables pour les porter à la morgue. Lui, retombé sur le derrière devant elle, ne la quittait pas du regard, s'oubliait dans une contemplation navrée.» 

          Cette scène, qui montre l'écroulement des rêves de Mahoudeau, mêle le récit et le discours au style direct qui nous rend plus sensible le drame.

          Elle fait voir les relations charnelles entre l'artiste et son oeuvre. Mahoudeau est littéralement « marié » avec la statue qui est personnifiée et dont la chute est décrite comme une agonie et une mort (vocabulaire de la morbidité : «os», «sein opéré comme d'un mal affreux», «plaie par laquelle la vie s'en était allée», «blessure», «cadavre», «suicidée» ; vocabulaire amoureux : «geste d'amour», «il s'enfiévrait à la caresser», «étreinte», «éveil de la chair», «gorge amoureuse», «douleur hurlante d'amant», «tendresse»).

          La scène montre aussi le désespoir de l'artiste par les mots qui appartiennent au champ lexical de la douleur («sanglots», «larmes», «lamentation», «nausée»), les jurons («nom de Dieu !»), le bégaiement ; par l’attitude («tremblant», «les mains égarées», «suffoquait», «émotion», «navré»). Mahoudeau est pathétique dans sa tentative de reconstituer le puzzle de sa statue («ramasser ces débris», «prenait les morceaux un à un», «les rapprochait sur une planche» pour un résultat «lamentable»). Son attitude à terre traduit son abattement ; le choc n'est pas seulement physique («emporté», «culbuté jusqu'au mur», «étourdi», «gisant auprès d'elle») mais aussi psychologique. Ce sont tous ses rêves qui s'effondrent. Son attitude à genoux traduit le respect face à son idole. Cet artiste amoureux de son oeuvre rêvait de lui donner la vie comme un nouveau Pygmalion.

          La présence de Claude lors de cette scène symbolique annonce son échec ; l'art le tuera. Dans un passage ultérieur (page 246), dans un geste d'énervement, il crève sa toile, puis, avec l'aide de Christine, essaie de la raccommoder.

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          Analyse du passage

          allant de «C'était une nuit d'hiver» à «une crête de volcan»

          (pages 339-340, chapitre XI) 

          Claude, désespéré, contemple Paris, la nuit. Son regard de peintre transfigure le monde : 

          «C'était une nuit d'hiver au ciel brouillé, d'un noir de suie qu'une bise soufflant de l'ouest, rendait très froide. Paris allumé s'était endormi, il n'y avait plus là que la vie des becs de gaz, des taches rondes qui scintillaient, qui se rapetissaient pour n'être, au loin, qu'une poussière d'étoiles fxes. D'abord, les quais se déroulaient, avec leur double rang de perles lumineuses, dont la réverbération éclairait d'une lueur les façades des premiers plans, à gauche, les maisons du quai du Louvre, à droite, les deux ailes de l'Institut, masses confuses de bâtiments et de bâtisses qui se perdaient ensuite en un redoublement d'ombre, piqué des étincelles lointaines. Puis entre ces cordons fuyant à perte de vue, les ponts jetaient des barres de lumières, de plus en plus minces, faites chacune d'une traînée de paillettes, par groupes et commes suspendues. Et là, dans la Seine éclatait la splendeur nocturne de l'eau vivante des villes, chaque bec de gaz reflétait sa flamme, un noyau qui s'allongeait en une queue de comète. Les plus proches se confondaient, incendiaient le courant de larges éventails de braise, réguliers et symétriques ; les plus reculés, sous les ponts, n'étaient que des petites touches de feu immobiles. Mais les grandes queues embrasées vivaient, remuantes à mesure qu'elles s'étalaient, noir et or, d'un continuel frissonnement d'écailles où l'on sentait la coulée infinie de l'eau. Toute la Seine en était allumée comme d'une fête intérieure, d'une féerie mystérieuse et profonde, faisant passer des valses derrière les vitres rougeoyantes du fleuve. En haut, au-dessus de cet incendie, au-dessus des quais étoilés, il y avait dans le ciel sans astres une rouge nuée, l'exhalaison chaude et phosphorescente qui, chaque nuit, met au sommeil de la ville une crête de volcan.» 

          Zola ayant déclaré : «Je n'ai pas seulement soutenu les impressionnistes, je les ai traduits en littérature par les touches, notes, colorations de beaucoup de mes descriptions», on est amené, d'une part, à analyser cette page comme un tableau impressionniste ; d'autre part, à dégager les «impressions» de Claude.

          Zola qui, comme Baudelaire ou plus tard Apollinaire, était un amoureux de Paris, a fait de Claude un flâneur sans cesse émerveillé par la Seine et le paysage urbain, ici par les reflets des becs de gaz dans le fleuve.

          La description des bords de la Seine, des quais du Louvre, des ponts, de l'Institut, par une nuit d'hiver, sous un ciel brouillé, une bise soufflant de l'ouest, est construite comme un tableau. On distingue le premier plan, la Seine qui est personnifiée («l'eau vivante des villes»), les seconds plans et les arrière-plans («les plus proches […] les plus reculés»), d’autres repères («à gauche», «à droite», «en haut», «au-dessus»), la perspective et le point de fuite («ponts de plus en plus minces qui se rapetissaient» ; «monuments qui se perdaient»)

          Le réel est métamorphosé par le regard de l'artiste. Claude contemple «la splendeur nocturne», les jeux de la lumière et de l'eau, les jeux de l'ombre et de la lumière, ce qui sont des thèmes éminemment impressionnistes. Il utilise une palette de peintre où l’on trouve du noir («noir de suie», «redoublement d'ombres») et de l’or («allumé», «scintillaient», «perles lumineuses», «éclairait d'une lueur», «étincelles», «braises de lumière», «flamme», «incendiaient de braises», «rougeoyant», «rouge nuée»). La nuit met en valeur les lumières. Claude est sensible aux reflets  («réverbération», «reflétait») de la lumière et à sa décomposition («frissonnement d'écailles») due au courant.

          Le monde est recréé par l'imagination : la métaphore de l'incendie («étincelle», «flamme», «incendiaient», «braise», «allumée») va crescendo jusqu'au mot «volcan» - l’idée de la «féerie mystérieuse et profonde» («traînée de paillettes», «perles lumineuses », «valses derrière les vitres rougeoyantes du fleuve») : on a l'impression qu'une fête mystérieuse se déroule au-delà de la surface des choses.

          Le contraste est remarquable entre le début du texte et la fin : Claude, de plus en plus solitaire, va être visité par la tentation du suicide par noyade

          On peut rapprocher cette description du tableau de Van Gogh “Nuit étoilée sur le Rhône”.

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          Analyse du passage

          allant de «Eh bien, non, je ne te foutrai pas la paix ! » à « ah ! la vie, la vie....»

          (pages 344-345, chapitre XII) 

          Claude s'enfermant dans sa solitude et son entêtement artistique, Christine, éprouvée par la mort de Jacques, la misère du ménage, excédée, explose et crie à Claude une vérité trop longtemps contenue :

          «"Eh bien, non, je ne te foutrai pas la paix !… En voilà assez, je te dirai ce qui m’étouffe, ce qui me tue, depuis que je te connais…Ah cette peinture, oui ! ta peinture, c’est elle l’assassin, qui a empoisonné ma vie. Je l’avais pressenti le premier jour, j’en avais eu peur comme d’un monstre, je la trouvais abominable, exécrable ; et puis, on est lâche, je t’aimais trop pour ne pas l’aimer, j’ai fini par m’y faire à cette criminelle… Mais, plus tard, que j’ai souffert, comme elle m’a torturée ! En dix ans, je ne me souviens pas d’avoir vécu une journée sans larmes… Non, laisse-moi, je me soulage, il faut que je parle, puisque j’en ai trouvé la force. Dix années d’abandon, d’écrasement quotidien ; ne plus rien être pour toi, se sentir de plus en plus jeté à l’écart, en arriver à un rôle de servante ; et l’autre, la voleuse, la voir s’installer entre toi et moi, et te prendre, et triompher, et m’insulter… Car ose donc dire qu’elle ne t’a pas envahi membre à membre, le cerveau, le cœur, la chair, tout ! Elle te tient comme un vice, elle te mange. Enfin, elle est ta femme n’est-ce pas? Ce n’est plus moi, c’est elle qui couche avec toi… Ah ! maudite ! Ah ! gueuse ! "

          Maintenant, Claude l’écoutait, dans l’étonnement de ce grand cri de souffrance, mal réveillé de son rêve exaspéré de créateur, ne comprenant pas bien encore pourquoi elle lui parlait ainsi. Et, devant cet hébètement, ce frissonnement d’homme surpris et dérangé dans sa débauche, elle s’emporta davantage, elle monta sur l’échelle, lui arracha la bougie du poing, la promena à son tour devant le tableau.

          "Mais regarde donc ! mais dis-toi donc où tu en es ! C'est hideux, c'est lamentable et grotesque, il faut que tu t'en aperçoives à la fin ! Hein? Est-ce laid, est-ce imbécile ....tu vois bien que tu es vaincu, pourquoi t'obstiner encore? ça n'a pas de bon sens, voilà ce qui me révolte....Si tu ne peux pas être un grand peintre, la vie nous reste, ah ! la vie, la vie...."» 

          On peut donner au passage ce titre : La révolte de la femme modèle. Il a un double sens : d’une part, Christine n'a cessé de poser pour les toiles de Claude ; d’autre part, elle a toujours été pour lui une épouse dévouée, soumise, ce qui accentue la violence de sa révolte.

          Dans cette scène à deux personnages, seule Christine parle ; Claude est surpris et stupéfait («hébètement», «reste muet») ; peut-être un geste est-il suggéré par la réplique de Christine : «non, laisse-moi».

          La révolte explose dans un «grand cri de souffrance». La violence de l'explosion s'explique par la durée de la contrainte : «En dix ans, je ne me souviens pas d’avoir vécu une journée sans larmes […] Dix années d'abandon, d'écrasement quotidien […] voilà ce qui me révolte […] il faut que je parle puisque j'en ai trouvé la force». Christine extérorise les rancoeurs, les désillusions accumulées, son statut de victime : «rôle de servante», «jetée à l'écart», «je me soulage». Alors que tout le reste du roman nous avait habitués à une gentillesse complaisante, à une résignation un peu falote, elle montre son exaspération, se rebelle : «En voilà assez» - «Non» (en deux  occasions). Elle, qui est habituellement si timide, si discrète et mesurée, lâche un torrent de mots dont certains sont vulgaires («je ne te foutrai pas la paix», «la gueuse», en contradiction avec la bonne éducation de cette fille de bonne famille), sur un ton humiliant, ironique («ta peinture»). Le rythme de ses phrases est haché et la ponctuation est expressive (les points d’exclamation et les points de suspension). Elle a même des gestes agressifs («lui arracha la bougie du poing»).

          En fait, il n’y a pas que deux personnages, mais un infernal ménage à trois : pour Christine, la peinture est une rivale car Claude est marié à son art. La peinture est personnifiée («la voir s'installer entre toi et moi»). La rivale est désignée par des termes méchants, elle est considérée comme diabolique : «assassine», «monstre», «criminelle», «voleuse», «maudite», «gueuse». Claude est dominé par elle : dans bien des phrases la peinture est sujet, Claude objet : «elle t'a envahi», «elle te tient», «elle te mange».

          Quant à elle, elle est réduite à l'état de victime : «torturée», «m'étouffe», «me tue», «a empoisonné ma vie».

          Jusqu'à cette scène, Christine, même si elle ne comprenait pas sa peinture, a toujours soutenu moralement son mari en dépit des critiques et des échecs. Son jugement définitif sur son art «abominable», «exécrable», «lamentable», «grotesque», son verdict («tu es vaincu») va faire perdre à Claude son dernier soutien en l'isolant encore davantage.

          Mais Christine termine par un cri du coeur : «la vie nous reste ah ! la vie ! la vie !» Cet ultime appel pathéthique est sa dernière tentative désespérée pour ramener Claude au réel. À la recherche de l'absolu, de l'idéal, il a perdu tout contact avec le réel et vit davantage avec ses fantasmes et ses idoles qu'avec sa femme.

          Une page plus loin, il avoue : «Je mourrais de ne plus peindre, je préfère peindre et en mourir. C'est ainsi, rien n'existe en dehors, que le monde crève !» Après une nuit d'amour où Christine croit avoir retrouvé son mari, il se suicide devant la toile inachevée. «Au-dessus d'elle, la Femme rayonnait avec son éclat symbolique d'idole, la peinture triomphait, seule immortelle et debout, jusque dans sa démence

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          André Durand 

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